Death and Life of a Suburban Guy - Le sacre du Tympan
(environ 1600 mots – 9 minutes de lecture)
Le Sacre du Tympan est un big band à géométrie variable créé par Fred Pallem qui en assure la basse, les arrangements et les compositions, dont l’esthétique brouille allègrement la frontière entre musique pop et musique sérieuse. En 2018 sort l’album L’Odysée, avec pour la première fois une section de cordes venant compléter l’orchestre. Death and Life of a Suburban Guy en est la cinquième plage. (Attention : Le lecteur ci-dessous contient tout l’album, mais il vaut le coup d’être écouté !)
Structure générale
La toune s’ouvre avec une introduction lente exposant le thème (A). S’ensuit une partie plus rythmée avec ré-exposition du thème A puis un deuxième thème (B) à l’issue duquel il y a un solo de violon (électrique). Enfin, après la ré-exposition du thème B une courte plage d’improvisation collective vient finir la partie rythmée, laissant place à une conclusion lente dont le thème est presque identique à l’introduction.
L’impression générale dégagée par le morceau est douce-amère et on peut imaginer une personne âgée sur son lit de mort se remémorant les souvenirs d’une existence heureuse et tranquille. (Suburban Guy) Il est d’ailleurs significatif que le titre de la toune soit Death and Life et non Life and Death.
Écoute détaillée
Introduction (0:00)
Le thème A est joué à la flûte, accompagnée par une section de vents. (trombone, trompette et clarinette basse) L’accompagnement est basé sur des triades :
Les quatre premières mesures se font sur un balancement entre deux accords. Ces deux accords E- et G#- appartiennent à deux tonalités différentes et ont une note en commun.(le SI) De plus la trompette et le trombone brodent autour des tierces et quintes de chaque accord en jouant le demi-ton inférieur. Tout ceci rend cet accompagnement instable, et confère une ambiance légèrement inquiétante, comme nous avons pu en discuter dans l’article sur O Venezia, Venaga Venusia de Nino Rota.
La suite de l’accompagnement suit le même procédé. Au lieu de monter d’une tierce nous descendons. L’introduction se termine par une demi-cadence, en un accord suspendu.
Le thème est quant à lui basé sur une cellule mélodique de trois notes composée d’un intervalle d’un demi-ton suivi d’un plus grand intervalle.
On peut voir cette mélodie comme étant construite sur quatre phrases de deux mesures, dont les trois premières suivent le même rythme, et la quatrième vient y répondre. On note également que la troisième phrase (mesures 5 et 6) voit changer la direction des sauts. Tout se passe comme-ci les blanches étaient abaissées d’une octave.
La mélodie s’appuie sur le même procédé que l’accompagnement : les cellules d’un demi-ton sont en fait des approches des notes des triades, à l’exception de la mesure 6 où la septième est approchée. Cependant les notes tenues sont la plupart du temps des extensions de l’accord et induisent souvent une couleur marquée. On remarque :
- La septième majeure (sur un accord mineur) mesure 1
- La neuvième de l’accord mesure 2
- La #11 de l’accord (mineur) mesure 4
En contraste, la dernière phrase (mesures 7 et 8) est plus active rythmiquement et s’appuie essentiellement sur les notes des accords sous-jascents.
Thème A (0:34)
Le thème A est quasiment identique au thème d’introduction à quelques variations rythmiques près. Tout d’abord le Clavinet joue un riff sur les deux premiers accords de la grille. Ne subsiste que l’approche de la tierce.
Il est ensuite rejoint par la basse jouée au médiator et la batterie pour une grille entière (8 mesures) en jouant la suite des accords selon le même procédé. Une montée des cordes intervient au troisième temps de la septième mesure et introduisent une modulation métrique pour la mesure 8.
Le thème est ensuite joué par le clavinet et la guitare électrique. Les cordes viennent appuyer l’accord de Bsus4.
Le thème est joué une deuxième fois (1:38) avec des contrechants et des nappes de cordes dans un style rappelant Jean-Claude Vannier. Sur les quatre premières mesures du thème les interventions des vents sont plutôt rythmiques et se déroulent lors des notes tenues, tandis que les cordes jouent des nappes vibrantes en crescendo. Ces nappes reprennent les approches de la tierce et de la quinte des accords entendues dans l’introduction et on lieu sur les accords de G#-. Sur les quatre mesures suivantes les cordes se taisent tandis que les vents jouent un contrechant en mélangeant les timbres.
Thème B (1:53)
Le second thème de la toune s’articule autour d’une structure de sept mesures exposée deux fois. Lors de la première exposition, seules les cordes jouent un thème, en valeurs longues. Le rythme harmonique semble également ralentir puisque les premiers accords s’étirent sur deux mesures. Au même moment le groove de batterie change puisque la caisse claire joue tous les temps. Voici la grille du thème B :
E | % | B- | % | G | F#- | F |
Le début de la grille sonne comme une majorisation du thème A puisque le premier accord est un accord de E majeur. Le second accord (B-) donne une couleur mixolydienne avant de moduler en G. On peut imaginer ce passage de E à G comme une construction en miroir du thème A : dans le premier cas nous transposions des accords mineurs d’une tierce majeure, (E-, G#-) et ici nous transposons des accords majeurs d’une tierce mineure. (E, G)
Une autre vision de cette grille consiste à considérer qu’elle s’articule autour des accords de E, B- et F#-, tous trois appartenant à la tonalité de A majeur. L’accord de G serait alors une approche de l’accord de F#-, et l’accord de F une approche du E.
Les cordes jouent sur les notes des tétrades avec une grande consonance. Les mouvements mélodiques sont minimaux, ce qui contraste avec le thème A.
La partie assurée par les instruments à vent est quant à elle rythmiquement plus active :
Un premier motif ascendant est joué sur la première mesure. Un second motif, descendant, lui répond à la deuxième mesure. Ce dernier fait entendre le RÉ bécarre, ce qui lui confère une couleur mixolydienne. (avant l’arrivée de l’accord de B-) Ces deux motifs s’appuient sur les notes de la tetrade (E7) en brodant autour de la tierce. Ces motifs sont repris à l’identique sur les deux mesures suivantes, avec un développement.
Cette idée de broderie autour des notes des accords est développée dans la suite de la mélodie. On remarque la note MI à la mesure 5, qui donne un lien de parenté avec les quatre mesures précédentes. (On aurait pu s’attendre à un RÉ)
À l’issue du thème B on retrouve la même modulation métrique qu’au milieu du thème A. On remarque à ce propos que la descente de basse prolonge le mouvement entamé dans les mesures 5 à 7 du thème B.
Solo de violon (2:41)
Le solo de violon s’étend sur trois grilles qui sont des versions étendues de la grille du thème A :
E- | G#- | E- | G#- |
E- | G#- | E- | G#- |
A | F#- | A | F#- |
Lors de la première tourne le soliste n’est accompagné que de la basse et de la batterie. Puis les cordes jouent un back une mesure sur deux. Plus précisément, sur les mesures 1, 3, 6 et 8, soit sur deux accords de E- et deux accords de G#-. Les backs reprennent les approches de la tierce et de la quinte entendues dans l’introduction, comme dans l’exposition du thème A. De plus, dans les mesures 11 et 12, les cordes jouent le même contrechant que les vents sur le thème A. Lors de la troisième grille les cordes jouent le même accompagnement sur toutes les mesures.
À la fin de la troisième grille on entend la modulation métrique puis le thème B joué à l’identique. Une nouvelle invocation de la modulation métrique introduit une nouvelle séquence.
Improvisation collective (5:22)
Sur une pédale de MI jouée à la basse (en vibrant à l’aide de bends) la guitare (on dirait un mélange d’une guitare sèche et d’une guitare électrique) joue un balancement sur deux accords :
Le rythme (noire suivie de 4 croches pointées) est le même que l’accompagnement des thèmes B. La batterie montre un jeu très riche en fills et en cymbales. Après deux tournes les cordes jouent le riff suivant, qui n’est pas là encore sans rappeler Jean-Claude Vannier :
Les improvisations de soufflants commencent à l’entrée des cordes, en ajoutant les solistes un par un après chaque tourne. D’abord la flûte, puis la clarinette basse, le trombone et le bugle dans un crescendo. Tout ceci se termine en apothéose avec le thème de la modulation métrique joué trois fois de suite (les mesures à trois temps uniquement), la montée des cordes étant jouée la troisième fois sur des voicings plus ouverts et aigus, avant de plaquer un dernier accord Bsus4.
Conclusion du morceau (6:48)
La conclusion vient répondre à l’introduction en faisant intervenir la même instrumentation. La flûte joue le thème tandis que trombone, bugle et clarinette basse jouent des triades en approchant les tierces et quintes comme dans l’introduction. Cependant la grille et le thème sont légèrement modifiés sur les quatre premières mesures :
La troisième mesure apporte un caractère lumineux contrebalancé dès la mesure quatre. La suite de la conclusion est identique à l’introduction. L’accord de Bsus4 se résout sur un Esus2.
Conclusion
On connaît le tropisme du Sacre du Tympan pour les musiques de film –notamment avec les programmes Soundtrax, François de Roubaix, Soul Cinema– et plus généralement les musiques narratives. Ici, Fred Pallem parvient à nous évoquer la vie d’une personne en utilisant divers motifs dans des contextes différents, (harmonie, instrumentation et rythmique) comme le ferait un cinéaste. (Leitmotif ?) Plus généralement les contrastes forts entre les différentes parties de la toune évoquent les péripéties d’une histoire.
Les mouvements d’accords par tierces sont d’ailleurs assez caractéristiques des musiques de film. De plus l’emploi de quelques dissonances donne un caractère légèrement mélancolique au thème, accompagné par une rythmique enjouée.