Sierra de Tamuraque - Ghost Rhythms

Carte de la forêt de Guyane © Revue géographique de Bordeaux (?)

(environ 1250 mots – 6 minutes de lecture)

Présent sur la scène jazz parisienne depuis le milieu des années 2000, le collectif Ghost Rhythms, à l’effectif plus ou moins stable, est mené par Xavier Gélard (batterie) et Camille Petit. (claviers) Comme le nom du groupe le laisse supposer leur musique explore les aspects rythmique de la musique : polyrythmies, déplacement d’accents, modulations métriques, superpositions etc.

À l’occasion du confinement de 2020 le collectif a enregistré un album en distanciel, au nom évoquant les grands espaces : Imaginary MountainsSierra de Tamuraque évoque une chaîne de montagne mythique supposée se situer au cœur de la forêt amazonienne. Cette courte toune fait intervenir des mouvements mélodiques ascendants rapides et de durées variables. 

Structure du morceau

Le morceau est très court. Un thème est exposé deux fois après l’introduction, dans un effet de crescendo. La musique s’arrête en suspens à l’issue du deuxième thème.

Écoute détaillée

Introduction (0:00)

Une guitare égrène en boucle un motif de trois notes :

Motif d’introduction

Dans un premier temps les cordes de la guitare sont étouffées. Au bout de dix boucles, la basse et une deuxième guitare, saturée jouent quatre fois le même motif une octave au dessous et deux fois plus vite. La première guitare continue dans un crescendo (les cordes sont progressivement relâchées) et répète le motif douze fois.

Thème A (0:17)

La guitare poursuit son motif initial, mais avec une équivalence rythmique : la noire de l’introduction devient la noire pointée. Sur ce motif jaillissent des mélodies ascendantes. Le thème s’articule autour de deux parties qui se distinguent notamment par le jeu de la basse. Celle-ci laisse résonner certaines notes dans la deuxième partie du thème.

Par commodité nous allons distinguer les aspects rythmiques et harmoniques dans la suite de l’analyse.

Grille du thème

La grille peut être qualifiée d’atonale dans la mesure où elle apparait comme une successions de couleurs. Dans la première partie du thème, les accords sont assez riches ou altérés. On remarque un enchaînement médiant chromatique, entre les deux premiers accords, d’une nature proche du thème de Death and Life of a Suburban Guy.

La deuxième partie du thème voit apparaitre dans un premier temps des accords moins colorés avant de se conclure de la même façon que la première partie. Les notes jouées par la basse ainsi que par la guitare sont notées ci-dessous.

Grille du thème

Structure rythmique

Comme évoqué en introduction la toune regorge de surprises rythmiques lui conférant un caractère imprévisible. En particulier, chaque accord ne se développe pas sur la même durée. Il apparaît après analyse que la durée de chaque accord est un multiple de 21 croches, soit 7 motifs de guitare. Il y a cependant des exceptions à cette règle que nous discuterons dans la suite.

Première partie du thème

Chaque groupe de 21 croches subit lui-même un découpage différent en sous-groupes : les deux premières croches de chaque sous groupe sont jouées par la basse, (doublée par le piano) et les croches suivantes par le piano et les soufflants.

Ainsi, l’accord de Bbmaj7#11 qui ouvre le thème est découpé en 6 croches, 7 croches et 8 croches. (deux fois)

Découpage rythmique du premier accord

Tandis que la guitare joue sept fois son riff de trois notes le thème se développe en ajoutant une note à chaque répétition de son motif. L’ensemble est répété une deuxième fois. Cela induit un effet de surprise puisque le thème est soudainement raccourci de deux notes !

Le découpage du deuxième accord, Db+maj7 est différent. Cette fois-ci la structure est de 5 croches, 6 croches, 5 croches et encore 5 croches, sans répétition de la structure complète.

Découpage rythmique du deuxième accord

L’accord de Bb-maj7 se démarque de ses prédécesseurs : si la basse marque toujours deux notes au début de chaque motif, la flûte et le piano lui répondent avec un croche de retard. Cette croche est jouée par le piano seul. Cette fois-ci le riff de guitare est joué huit fois.

Découpage rythmique du troisième accord

En considérant le contenu mélodique de la première partie du thème on constate qu’il contient toujours les notes du riff de la guitare. Il en résulte un décalage temporel entre la guitare et le thème. Ce décalage varie en fonction des différents découpages. Nous pouvons récapituler les aspects rythmiques dans le tableau suivant. Le riff de guitare ne comprenant que trois notes, le décalage avec le thème ne peut être que de trois natures : soit le thème est en avance (A) d’une croche , soit en retard (R) d’une croche ou synchronisé (0) avec la guitare. Il est également à noter que les trois premières mesures sont reprises.

Accords

||:Bbmaj7#11Bbmaj7#11Db+maj7 :||Bb-maj7
Découpage6-7-86-7-85-6-5-57-8-9
Décalage0-0-R0-0-RA-R-R-00-R-0
Deuxième partie du thème

De nouvelles couches rythmiques s’ajoutent dans la deuxième partie du thème. Si le piano joue sur le même découpage rythmique que précédemment, la flûte joue sur des structures de sept croches. De plus, la basse joue des marquages différent en laissant résonner certaines notes. 

Découpage rythmique de la deuxième partie du thème

Un autre élément différenciant la deuxième partie du thème par rapport à la première partie est le fait que le piano et la flûte ne tournent plus autour du riff de guitare mais jouent des phrases harmonisées. Cette harmonisation associée au fait que la basse prend une certaine indépendance par rapport aux autres instruments donnent une impression d’ouverture.

Sur l’accord de F7 la basse reprend le rôle qu’elle occupait dans la première partie du thème. Le piano et la flûte poursuivent leur jeu de tuilage. Au retour de l’accord D/E la basse laisse résonner le mi dans la mesure à 4/4.

La construction de la suite du thème reprend les principes de la première partie à ceci près que la flûte et le piano jouent harmonisés. La guitare les rejoint sur le dernier accord. Le tableau suivant reprend les découpages de la deuxième partie du thème.

Accord

D/EF7D/EBbmaj7#11Db+maj7Bb-maj7
Piano6-7-8-
6-7-8
5-6-5-56-7-86-7-85-6-5-57-8-9
Flûte7-7-7-
7-7-7
7-7-77-7-76-7-85-6-5-57-8-9

Thème B (1:08)

Le thème B suit la même structure que le thème A. La basse est à présent doublée par la batterie. (grosse caisse) Sur la première partie du thème une deuxième guitare (saturée) ajoute une nouvelle couche rythmique. Elle joue des motifs similaires au riff initial de guitare, toujours présent, et augmenté d’une quatrième note.

Un motif de quatre notes ne correspond pas à la carrure du morceau. Il y a ainsi quelques ajustements à chaque changement d’accord pour conserver l’effet rythmique. Il y a en tout 150 croches dans la première partie du thème. N’étant pas un multiple de 4, le motif de la deuxième guitare doit être modifié en conséquence. On peut noter qu’un motif de 5 notes pourrait  être joué dans toute cette partie sans modification rythmique. Dans la deuxième partie du thème la guitare saturée double également la basse.

Conclusion

Bien que très court, Sierra de Tamuraque, se caractérise par une grande complexité rythmique due à la superposition de motifs de différentes longueurs. On peut imaginer que la thématique de la montagne se traduit par les mouvements mélodiques ascendants qui jaillissent en s’arrêtant à des hauteurs différentes, à l’instar des sommets d’une chaîne de montagne. Mais c’est surtout le jeu des boucles superposées qui convoquent cette image en créant un espace sonore constitué d’échos qui se superposent avec différents retards et différentes hauteurs.

Un sentiment d’urgence se dégage de la toune, probablement lié à la répétition rapide du court riff de guitare, et globalement à la densité des notes. (c’est une jungle de croches) Cette urgence semble se calmer à chaque apparition de la deuxième partie du thème grâce aux tenues de notes de la basse. Les accords se font également moins colorés tandis que les mélodies s’harmonisent.

La fin abrupte du morceau sur une montée à l’unisson laisse l’auditeur dans un état d’apesanteur. (ou de chute)