Le Manoir des Super-Vilains – Cotonete

Je t’aurais, Gadget !

(Environ 1640 mots – 9 minutes de lecture)

Cotonete est un collectif regroupant des musiciens actifs dans les scènes jazz et funk hexagonales. Groupe de scène avant tout, c’est après une quinzaine d’années d’existence que sort leur premier album, Super-Vilains, aux influences brésiliennes revendiquées. La toune Le Manoir des Super-Vilains présente une tonalité inquiétante évoquant un film à suspense.

Instrumentation

Le groupe est composé d’une rythmique complète : Batterie, basse, piano électrique et guitare électrique. S’y ajoute une section de vents composée de deux trompettiste, un tromboniste et un saxophoniste.

Structure de la toune

Après une courte introduction au piano électrique accompagné de la batterie, deux thèmes sont successivement exposés. Survient un pont se développant en un crescendo, le deuxième thème est réexposé et le morceau se conclut dans un final explosif.

Écoute détaillée

Introduction (0:00)

Le piano électrique laisse résonner un accord de C7b9, dans son premier renversement  :

Premier accord joué au piano électrique

Ce voicing est assez instable : la fondamentale de l’accord est cachée dans les voix, la tierce est doublée, et les seuls intervalles entendus sont une sixte, trois secondes (une majeure, une mineure et une augmentée !) et un triton. Le fait de laisser l’accord résonner avant de le répéter ajoute au trouble : on pense à une horloge, quelque chose de terrible se prépare !

La batterie entre après le deuxième accord. Là encore, le sentiment d’instabilité est renforcé par le fait que même si on entend un accord par cycle de deux mesures, il apparaît de façon imprévisible au sein de ce cycle. La place rythmique des quatre premiers accords entendus à partir de l’entrée de la batterie est indiquée ci-dessous :

Position rythmique des quatre premiers accords

Ce jeu rythmique continue lors de l’exposition du premier thème.

Thème 1 (0:40)

Le reste des instruments à l’exception de la guitare joue le thème à l’unisson. Les phrases, massives, sont entrecoupées de silences. Le clavier continue son jeu précédent, en glissant des accords, toujours de façon imprévisible, dans les interstices du thème. Voici un relevé du thème, les étoiles marquent approximativement (pour ne pas surcharger l’écriture des silences) les interventions du piano électrique :

Relevé du premier thème

Ce thème composé de six phrases est résolument atonal. Par exemple, la première phrase est composée avec toutes les notes comprises entre DO dièse et FA. (avec un saut d’octave) Les phrases sont construites de manière très sinueuses : on retrouve en particulier des motifs se transposant en se déformant et en s’imbriquant plus ou moins, par exemple la quatrième phrase, qui voit un motif ascendant passer de la tierce majeure à la seconde majeure se transposer de façon à ce que la hauteur de sa note de départ soit toujours entre les notes du motif précédent.

Le thème est traversé de glissements par demi-tons. D’une part au sein des phrases elles-mêmes, (phrases 1, 4 et 5) mais également entre les phrases, qui sont connectées entre elles par des mouvements chromatiques : la troisième phrase reprend le motif de la deuxième un demi-ton au dessus et il en est de même pour la cinquième phrase. Les intervalles de demi-tons ont été noté en rouge. (La septième majeure a été incluse)

Il est impossible de déterminer une tonalité à l’écoute de ce thème, qui semble être en perpétuelle mutation. Le tout, porté par un accord instable par nature, laisse l’auditeur dans une attente perpétuelle de résolution, qui n’arrive pas.

En considérant les matériaux mélodiques composant les phrases, on remarque qu’un certain nombre est construit autour des notes d’une ou plusieurs triades diminuées, parfois comprenant une tierce mineure et une tierce majeure. Ainsi, la phrase 3 s’appuie sur une triade de SI bémol diminué (plus une tierce majeure), la phrase 4 sur une triade de RÉ diminué (plus tierce majeure) et  SOL diminué, la phrase 5 sur les triades de DO# et DO diminués.

Thème 2 (1:24)

Une légère impression de résolution se fait sentir à l’arrivée du deuxième thème. D’une part l’instrumentation change puisque le thème est à présent joué par la guitare accompagnée par le clavier. D’autre part le premier accord entendu est un accord parfait mineur, qui est en fait la minorisation de l’accord de SI bémol majeur joué par les instruments à vent à la fin du deuxième thème. On peut supposer que ce mouvement de la tierce combiné à la disparition d’accord dissonant donne cet effet de résolution.

Cette stabilité ne dure cependant pas. La mélodie de la guitare est encore une fois très chromatique. De plus, chacune de ses notes est accompagnée d’un accord mineur joué au piano électrique (et au clavecin ?) dont elle est la tonique. Le relevé du thème est ci-dessous. La grille n’est pas écrite puisqu’elle est redondante : il suffit de jouer un accord mineur dont la tonique est la note du thème.

Relevé du deuxième thème

Ce thème est composé de deux phrases. La première suit le même type de construction que le premier thème puisqu’elle ne contient que des intervalles de demi-tons, de septième majeure et de triton. Chaque mesure contient une note de valeur longue précédée d’une note au demi-ton supérieur. (ou à la septième majeure inférieure) À l’instar du thème 1, on peut y voir une triade de SI diminué et un triton SI bémol MI bécarre.

En revanche il est assez amusant de constater que la deuxième phrase du thème est assez bluesy puisqu’elle ne contient que des notes de la gamme de FA# mineur à laquelle on ajoute une onzième dièse. Cependant l’harmonisation de chaque note par une triade mineure gomme cette sonorité et nous éloigne définitivement du Blues !

Harmoniquement, on constate que lors de la première partie du thème, les mouvements conjoints impliquent des enchaînements d’accord sans note commune. La deuxième partie du thème comprend quant à elle beaucoup d’intervalles de tierce, auxquels cas les accords ont une note commune.

Ce thème est joué une deuxième fois presque à l’identique  – on note principalement des sons électriques intervenant la deuxième fois, et quelques modifications dans les accords – puis les instruments à vent jouent en contrepoint. Voici leur thème :

Relevé du thème des vents

Le thème est principalement consonant avec les accords. Étant données les relations entre les différents accords de l’harmonie on retrouve à nouveaux de nombreux passages chromatiques. Il est à remarquer l’accord de DO majeur à la mesure 10, qui soutient un MI bécarre au thème, ainsi que le LA bécarre du thème à la mesure 11 qui impliquerait également un accord de FA majeur, bien qu’il ne s’entende pas aussi clairement.

Riff (3:30)

S’ensuit un moment de suspense : alors que la batterie marque les croches au charlet et au cross-sticks sur les temps, la guitare joue un riff de deux mesures avec les cordes étouffées. Ce riff est doublé à l’octave inférieure par la basse et à l’octave supérieure par une deuxième guitare.

Riff joué à la guitare

Là encore de nombreux mouvements chromatiques apparaissent. Les notes composant ce riff construisent en effet une gamme comprenant les notes de l’accord de Si bémol mineur, auxquelles on a ajouté les notes situées un demi-ton en dessous, soit de l’accord de La mineur, ainsi que le SOL bémol :

Gamme utilisée pour le riff

Ce riff est accompagné de bruits électroniques et de percussions pouvant évoquer des machines de laboratoire, des cris d’animaux voire des fantômes, selon l’imaginaire de l’auditeur. Après seize mesures les instruments à vent jouent une mélodie en contrepoint.

Mélodie des instruments à vent sur le pont

Ce thème utilise le même matériau mélodique que le riff de guitare. Il est joué deux fois : une première fois piano, aux trompettes bouchées à l’octave. (à moins que ce ne soit le trombone ?) Un deuxième fois sans les sourdines. 

Cette partie est développée : La basse, saturée, reproduit le riff accompagnée par la guitare (saturée également) sur les trois premiers temps de chaque cycle. Sur le reste du cycle les guitares improvisent en convoquant des sons fantomatiques. Le jeu de batterie est alors très développé, jouant sur le charlet ouvert et les cymbales et jouant des fills toutes les deux mesures.

Retour du Thème 2 (5:46)

Après 16 mesures le groupe rejoue la deuxième partie du thème 2, des mesures 10 à 17. La mélodie n’est pas modifiée, si ce n’est que l’interprétation est plus musclée : la batterie joue sur la ride, la basse est toujours saturée tandis qu’une guitare remplit l’espace sonore disponible.

Riff (6:14)

Le riff est repris à l’unisson par tout l’orchestre. Il est repris pour être interrompu sur la deuxième croche du troisième temps, harmonisée par la section de vents dans un accord dissonant. Cet accord est composé de deux intervalles de triton séparés par une septième majeure.

Accord final des soufflants

Cet accord est tenu pendant que la section rythmique se déchaine.

Tout s’arrête brusquement pour laisser la place à un dernier accord de piano électrique, en écho à l’introduction du morceau:

Dernier accord du piano électrique

Conclusion

Le manoir des Super-Vilains est une toune qui se démarque à plusieurs titres dans l’album Super-Vilains, bien qu’elle en inspire le titre. On a affaire ici à une musique à programme. Il y a d’ailleurs un deuxième volet Super-Vilains want Love qui répond à ce morceau, dans un registre moins inquiétant, ce morceau détenant d’ailleurs peut-être des clés d’analyse du Manoir des Super-Vilains.

La structure même du titre, en crescendo, raconte une histoire et convoque l’imaginaire des films à grands méchants. Les accords de piano électrique du début évoquent le symbole de l’horloge. (peut être que l’accord est joué douze ou treize fois ?) Le thème à l’unisson entrecoupé de silences nous donne l’impression d’approcher à pas de loup.

La suite de la toune n’est pas en reste : découverte des sombres desseins des Super-Vilains, élaboration d’un plan d’attaque et bataille finale… Chacun se raconte sa propre histoire.

Pour tenir l’auditeur en haleine, la composition s’appuie sur des intervalles instables : les mélodies comprennent de nombreux tritons et demi-tons en combinant des accords harmoniquement éloignés. Lorsque la mélodie s’appuie sur une grille, elle est atonale et fait intervenir des accords à structure constante. Tout ceci donne un caractère instable et mouvant à la toune jusqu’au bouquet final.