Ladrilleros - Ping Machine

Ladrilleros © Luz Marina

(Environ 1600 mots – 8 minutes de lecture)

L’orchestre Ping Machine, créé par Frédéric Maurin, publie son deuxième album Random Issues en 2009. La toune Ladrilleros y occupe la deuxième plage. Ce morceau, dont le titre fait référence à un village de Colombie, présente une écriture complexe et précise ménageant des espaces de liberté aux improvisateurs.

Structure de la toune

Un thème en quatre parties suit une introduction au piano seul. Se succèdent alors des solos de piano et de saxophone soprano puis enfin une conclusion.

Écoute détaillée

Introduction (0:00)

Un piano seul joue quatre interventions. Chaque phrase commence par une trille elle même prolongée par ce qui semble être une improvisation explorant des couleurs harmoniques différentes. Lors des trois premières interventions on retrouve un même motif de trois notes joué à des hauteurs différentes :

Un même motif est joué lors des trois premières interventions du piano

Lors de la troisième phrase du piano, le motif sert de ligne de basse à un motif plus aigu, noté ici une octave au dessous de sa hauteur réelle. En dehors de ce motif et de l’usage de trilles rien ne semble rassembler les quatre phrases de l’introduction. En particulier elles ne semblent pas se baser sur le matériau musical du thème qui suit. (Si ce n’est que le thème est lui-même composé de quatre parties)

À la dernière phrase de l’introduction le piano est rejoint par les instruments à vent de l’orchestre, faisant sonner un accord de D7 altéré sous la forme Ebsus2/D.

Thème

Le thème est à trois temps et à un tempo lent. Après un bref silence la contrebasse donne la pulsation avec une pédale de SOL.

Rythmique impulsée par la contrebasse

S’ensuit alors le thème, lui-même composé de quatre parties distinctes comprenant chacune 12 mesures.

Partie 1 (1:47)

La première partie du thème est composée de deux lignes mélodiques en contrepoint. La première est assurée par un bugle doublé par un celesta tandis que la seconde est jouée au trombone et au piano. deux saxophones et une flûte viennent s’ajouter sur les quatre dernières mesures.

Relevé de la première partie du thème

Les parties de bugle et de trombone s’articulent autour d’un jeu de questions et réponses : on remarque que peu de notes sont attaquées en même temps par les deux instruments. Le trombone s’intercale dans les silences du bugle et vice versa, chaque voix étant plus active lorsque l’autre est au repos, suivant l’usage habituel de ce type d’écriture.

Il y a également quelques jeux d’échos. La blanche pointée anticipée d’une croche de la mesure 3 au trombone répond à celle de la mesure 2. À la mesure 8 c’est le celesta qui répond au trombone (et à lui-même) en développant le motif de la mesure précédente. Ce motif lui-même peut être vu comme une diminution du motif de la mesure 4. Enfin le saxophone ténor emploie le même motif aux mesures 9 et 10.

La grille notée ici est une interprétation de l’harmonie joué à trois (basse, trombone et bugle) puis quatre voix. Ainsi, à l’oreille, l’accord de Abmaj7 de la mesure 3 peut être perçu comme une appogiature de l’accord de E7, qui lui-même n’apparaît pas en tant que tel puisqu’il ne contient ni tierce ni septième ! Les mouvements des voix par demi-ton entre les mesures 4 et 5, l’intervalle de triton entre le SI et le FA associés au mouvement de la basse en quarte évoquent cependant une cadence V-I.

Les mesures 7 à 12 sont rythmiquement plus actives et mieux définies harmoniquement. Du fait du changement du son de l’orchestre les mesures 9 à 12 se démarquent du reste. On remarque que les mesures 11 et 12 ne contiennent que des notes d’une même gamme par tons. Cette sonorité est par ailleurs suggérée à la mesure 8.

Partie 2 (2:23)

Durant toute la deuxième partie du thème le celesta joue en contrepoint. Dans un premier temps la mélodie est jouée par la flûte le piano et un bugle tandis que l’accompagnement est assuré par deux saxophones et la basse.

Les quatre premières mesures de la deuxième partie du thème

L’écriture se fait ici plus verticale, les instruments se rejoignant sur le premier temps de chaque mesure. Les saxophones jouent des «changement de position» sur chaque accord en s’échangeant les lignes de tons guides.

La suite du thème est jouée par la section de saxophones. La mélodie principale est toujours doublée au piano :

Suite de la deuxième partie du thème

Cette fois l’accompagnement de la mélodie se fait par nappes, en blanches pointées. On remarque le mouvement de Abmaj7 à A- , qui évoque l’enchaînement d’accords des mesures 3 à 5 dans la première partie du thème. Un enchaînement similaire a lieu entre les accords de Gb7 et G-7. Cette partie du thème se termine une fois de plus sur un accord augmenté.

Partie 3 (2:57)

La troisième partie du thème est jouée au saxophone soprano harmonisé par une trompette avec une sourdine harmon. La mélodie est identique à la première partie. Elle est cependant harmonisée différemment.

On retrouve de nombreux éléments de la deuxième ligne mélodique de la première partie du thème, joués par le piano doublé par la section de saxophones. Il y a une grande activité rythmique dans les basses, jouées par la main gauche du piano, la contrebasse et le tuba. (je n’entends pas de saxophone baryton ?)

Troisième partie du Thème

Bien que le contrechant ne soit pas rejoué on retrouve on retrouve un certain nombre des éléments qui le composent dans l’accompagnement. Ici encore l’accompagnement est actif lorsque le thème est au repos. Les motifs des mesures 6 et 7 sont des variations des motifs intervenant aux mêmes endroits du premier thème, de même que les descentes chromatiques des mesures 9 et 10.

En ce qui concerne la grille, on remarque que la ligne de basse est symétrique entre les parties 1 et 3 du thème. En effet dans les 7 premières mesures de la première partie elle est dominée par une montée chromatique. (avec l’intervention d’un intervalle de triton à la mesure 4) Dans les 7 premières mesures de la troisième partie elle descend chromatiquement avec un intervalle de triton à la même mesure. Les deux lignes de basse se rejoignent d’ailleurs sur les mêmes notes  aux mesures 7 (SI bémol) et 8 (FA).

Partie 4 (3:31)

À l’instar des parties 1 et 3 du thème, la quatrième partie reprend la mélodie de la deuxième mais l’harmonie change. Le thème est joué au bugle harmonisé au sax soprano. (?) L’activité rythmique de la basse se transforme en ostinato sur les trois premières mesures avant de rejoindre le rythme en blanches pointées du reste de l’orchestre. La batterie, qui a fait son entrée au début de cette partie continue de donner de l’impulsion à l’orchestre.

Quatrième et dernière partie du thème

L’accompagnement du thème est joué en nappes, rappelant la partie 2 dont il est issu. Le piano semble improviser un contrechant sur les quatre premières mesures.

Solos

Des solos improvisés succèdent à l’exposition du thème, et tout d’abord le piano.

Piano (4:05)

Le piano improvise en suivant la grille du thème. Le début du solo est joué en trio avec la contrebasse et la batterie. Des backs entrent à la cinquième mesure de la deuxième partie. Tout d’abord ils sont joués en nappes pianissimo, et forte subito à la douzième mesure. Cela marque une rupture : la grille reste alors suspendue sur l’accord de Db+ qui ouvre la troisième partie. Alors que la contrebasse joue une pédale de RÉ bémol, le piano improvise sur une gamme par ton tandis que la batterie développe son jeu. Les frontières entre solo et accompagnement deviennent floues.

Après onze mesures (!) la grille reprend son cours. À la neuvième mesure de la troisième partie les backs reprennent sous forme de nappe. Un trombone joue l’ostinato de la quatrième partie. Le solo de piano se termine à la fin de cette partie.

Saxophone Soprano (6:46)

Un saxophone soprano improvise à présent, tandis que la première partie du thème est reprise par la section de trompettes avec la section de saxophones en contrepoint, qui est une légère variation de la mélodie d’origine.

Fin de la toune

Le solo de saxophone soprano se poursuit pendant les quatre premières mesures de la deuxième partie. Les trompettes continuent à jouer le thème principal. Une nouvelle mélodie est introduite à partir de la mesure 5. Cette mélodie est jouée aux saxophones et trombones, et marque le retour du celesta.

Nouvelle mélodie introduite pour finir le morceau

La dernière note est tenue en point d’orgue quelques instants. Après un silence, le piano joue seul quatre notes dont la dernière est accompagnée par l’orchestre dans un accord aux sonorités spectrales. (On peut penser à Partiels de Gérard Grisey)

Sur une pédale de FA à la contrebasse, l’orchestre joue successivement trois accords en jouant sur les couleurs. Le premier est joué par les saxophones et les trombones. Les trompettes s’ajoutent pour le deuxièmes dans un registre piano. Enfin, le troisième accord est joué crescendo. Pendant ce temps le piano improvise et la batterie accompagne sur les cymbales en suivant la dynamique de l’orchestre.

Conclusion

En lisant la notice biographique de Frédéric Maurin on apprend que ce dernier a vécu en Colombie, où se trouve le village de Ladrilleros. Sans en savoir d’avantage on peut supposer que cette toune a pu être inspirée par une visite de ce lieu.

Le morceau se base sur deux thématiques qui alternent, jouées à un tempo lent. Le fait d’harmoniser de deux façons différentes chaque thème augmente d’autant le matériaux musical à disposition.

La toune varie dans ses textures, entres improvisation libre dans l’introduction, contrepoint et nappes. On note également l’utilisation variée des sonorités de l’orchestre, du solo (piano) au tutti (accord final), en passant par différentes configurations. (trio, etc) Dans ce registre, l’utilisation d’instruments assez atypiques dans un big band tels que le celesta et dans une moindre mesure la flûte élargit encore la palette sonore.