Pretenderness - Gonzales

Image du film "cette musique ne joue pour personne"
François Damiens, Ramzi Bedia, et la poésie des sacs en plastique

(environ 1740 mots  – 9 minutes de lecture)

Présent sur les deux rives de l’océan Atlantique, Chilly Gonzales est actif depuis les années 2000 à travers ses propres projets ou ses collaborations où il officie comme pianiste, producteur ou arrangeur.

La toune Pretenderness a été utilisée par Samuel Benchetrit pour son film Cette musique ne joue pour personne où sa sonorité douce amère et suspendue accompagne la mélancolie des personnages.

Structure

La structure du morceau est assez complexe dans le sens où s’il y a bien une sensation de phrases musicales et de répétitions, la structure de ces phrases, leurs nombres de mesures sont changeants. On peut cependant dégager une forme AABA bien qu’elle soit assez chahutée.

Écoute détaillée

Les timings correspondent à l’enregistrement audio et peuvent ne pas correspondre à la vidéo ci-dessus.

Thème A (0:00)

Sans introduction, la toune commence par le premier thème. Celui-ci se déroule en deux parties, séparées par une respiration. La première partie du thème est elle-même découpée en trois phrases, de deux mesures, quatre mesures et deux mesures:

Première partie du thème A

la première phrase consiste en un flux presque ininterrompu de croches jouées alternativement par les mains droite et gauche. La main gauche décrit un line cliché. Le premier accord, un Eb+ est très instable, ainsi que le troisième, un A-b5/Eb, ce qui fait entendre le Ab/Eb comme le seul accord stable. Cependant la phrase s’arrête sur le A-b5. Le silence qui suit, à la main gauche mesure 2, invite l’auditeur à imaginer lui-même la résolution de la ligne, sur un la bémol fantôme.

La deuxième phrase commence à l’identique de la première, mais diffère à la mesure 4 : cette fois la mélodie va chercher la tierce de l’accord une octave au dessus. Pendant ce temps l’harmonie évolue dans une nouvelle direction : l’accord de A-7b5, issu du mouvement du LA bémol au LA prend alors la fonction d’un accord de deuxième degré dans une cadence en SOL mineur. Lors de cette cadence (à partir de la mesure 4) la main gauche joue les fondamentales et les quintes tandis que la main droite les tierces et septièmes. Le saut mélodique sur le premier temps de la mesure 4 met en valeur le changement de couleur. Les mesures 5 et 6 présentent à nouveau un line cliché, qui suit le même procédé que précédemment : il aboutit à un accord de second degré dans une "cadence"  ii/V V/V à la mesure 6. On note cependant l’absence de tierce sur l’accord de E.

Lors de la troisième phrase la mélodie suit un mouvement ascendant (avec de petites échappées) sur un balancement entre un accord de D7b9 et Ebmaj7. Ces deux accords appartiennent à la gamme de SOL mineur harmonique. Cette montée aboutit à un saut mélodique mis en valeur par un brusque changement de couleur dû à l’apparition d’un accord de Eb mineur. Plusieurs éléments concourent à donner à cet accord un caractère saisissant :

  • La phrase s’arrête brusquement sur un saut mélodique et semble suspendue dans son mouvement.
  • Le changement de couleur harmonique rend la conclusion de la phrase très instable.
  • Cette instabilité est accentuée par le fait que la note modulante (le SOL bémol) est enharmonique avec le FA#, associé dans ce contexte au son du D majeur, dominante de la tonalité initiale.
  • La main droite joue un intervalle de septième majeure, joué avec un léger retard, conférant un sentiment de fragilité à l’ensemble.

Deuxième partie du thème A

La main gauche assure seule le débit à la croche en jouant des arpèges tandis que la main droite joue une mélodie à la noire dans le registre aigu, en alternance avec des accords. Les arpèges s’enchaînent avec le minimum de mouvements de voix. On remarque en particulier qu’il en résulte une pédale de RÉ. À la mesure 12, le même voicing est transposé d’un ton vers le grave, réintroduisant ainsi le LA bémol. Cette nouvelle couleur induit à nouveau une cadence, qui cette fois est évitée. (Dd7b5 G Ab).

Les trois phrases qui composent la première partie du thème A ont la particularité de se terminer sur une instabilité. Dans les deux premières phrases cette instabilité est liée à l’interruption d’un line cliché sur une note étrangère (faisant ainsi remonter l’ordre des bémols). Dans le troisième cas, c’est par minorisation d’un accord. Cette minorisation peut être entendue comme un accord de passage vers l’accord de D- qui suit : il s’agirait alors d’une transition de la note SOL vers la note FA.

La deuxième partie de thème A réintroduit le la bémol en transposant un accord à la main droite un ton plus bas alors que la basse ne change pas. Dans tous les cas, l’introduction des notes étrangères débouchent sur une cadence (parfaite ou non) permettant d’assoir la nouvelle tonalité.

Thème A (0:38)

L’ensemble du thème A est à nouveau exposé avec quelques modifications. Le discours est tout d’abord densifié puisque la mélodie initiale est entièrement jouée à la main droite en débit de croches, avec quelques variations et une octave plus haut. La main gauche alterne entre accords et arpèges. Les mesures 19 et 20 sont cette fois répétées presque à l’identique, ce qui allonge la première partie du thème de deux mesures. À la fin de la première partie du thème, le FA aigu est joué avec un retard, ce qui renforce d’autant l’effet de fragilité cité précédemment. La deuxième partie du thème est quant à elle jouée à l’identique, à deux notes octaviées près. La fin du thème est tronquée à la faveur de l’enchaînement vers le thème B.

Deuxième exposé du thème A

Thème B (1:18)

Le thème B est s’insère en lieu et place de la fin du thème A dont il emprunte la mélodie (voir la mesure 14). Il est composé de deux phrases de longueurs inégales, se terminant par un accord tenu pendant deux temps, et séparées par une phrase de transition. La main gauche continue de jouer des arpèges à la croche pour accompagner une mélodie exposée à la main droite. Les arpèges de la main gauche ne contiennent que les notes des triades, que vient compléter la mélodie en jouant des extensions à ces accords. En particulier, à la fin de la mesure 32 la mélodie introduit un SOL bémol, qui donne une couleur de dominante à un accord qui pouvait être entendu comme un quatrième degré étant donné le contexte harmonique qui le précédait.

Le même jeu se fait entendre mesures 34 et 35. La main gauche arpège un accord de Gb, ce qui implique une altération du RÉ, et la main droite introduit un FA bémol au changement de mesure. La phrase se termine en glissant l’ensemble d’un demi-ton vers le grave, sur un accord de FA, sans tierce.

La phrase de transition est constituée d’un motif mélodique répété deux fois à un intervalle de tierce mineure. On remarque que la première note du motif est un LA bémol, tierce mineure de l’accord précédent. Le passage d’un motif à l’autre se fait avec un mouvement d’un demi-ton, et c’est également par cet intervalle que nous aboutissons à la deuxième phrase du thème B.

Première partie du thème B

La deuxième phrase du thème B commence de manière identique à la première, à un saut d’octave près. Là où on laissait à l’auditeur le temps d’intégrer la dissonance introduite par la septième mineure mesure 32, les phrases s’enchaînent mesure 39. L’accord de Gb#11 apparaît très également très rapidement mesure 39 pour aboutir sur l’accord de F-b5, où la note DO a été altérée. À nouveau, la main droite fait entendre un intervalle de septième majeure. Cet accord se résout sur un accord de Bb-7 sans quinte.

Le motif de transition se fait à nouveau entendre trois fois, toujours en se transposant de tierces mineures. Là encore, le retour au thème A sera introduit par un intervalle mélodique d’un demi-ton. On note également que le deuxième motif est légèrement modifié puisqu’il fait entendre un intervalle de seconde augmentée.

Deuxième partie du thème B

Le thème B semble correspondre à une exploration de couleurs harmoniques plutôt qu’à une logique tonale : chaque nouvel accord, loin de confirmer une tonalité, vient avec son lot d’altérations. Malgré le contraste de densité entre le thème et le motif de transition, cette même logique semble le régir puisqu’il se transpose dans des tonalités différentes également.

Thème A (1:47)

Le motif de transition nous amène à un dernier énoncé du thème A. Seule la première mesure de la première partie est jouée avant d’enchaîner directement sur la deuxième partie. La mélodie subit quelques ajustements et est jouée en octaves. L’accompagnement à la main gauche est composé d’arpèges jouées en croches.

Le thème est développé à la mesure 48 avec l’introduction d’un accord de G permettant de reprendre l’enchaînement harmonique de la mesure 46. L’accompagnement s’interrompt néanmoins brusquement à la mesure 51. Le motif mélodique de quatre noire est prolongé à la mesure 52. Les mesures 53 et 54 rappellent rythmiquement (et mélodiquement) le début du thème tandis que l’accompagnement est moins actif. Ce rappel aboutit à une cadence évitée à la mesure 55.

Après une respiration, la toune se termine avec un accompagnement minimal, sur une cadence en DO mineur. On remarque un dernier rappel de la toute première figure mélodique du morceau à la dernière mesure.

À la manière d’une synthèse de tout ce qui a précédé, le thème de fin s’appuie sur le matériel mélodique du thème A tout en jouant sur les couleurs harmoniques, en alternant entre les couleurs d’accords : D-7 et D-7b5 ou bien G ou G-7. Les mesures 51 et 52, où la main droite joue seule, ne sont pas sans rappeler les transitions du thème B. L’arrêt à la mesure 55 se fait une fois de plus sur un accord perçu comme instable dans le contexte.

Conclusion

À l’écoute de Pretenderness, il se dégage une impression de fragilité. De l’analyse il ressort que Gonzales joue avec les attentes de l’auditeur en le promenant d’une instabilité à l’autre (et ce, dès le premier accord du morceau !). Les silences jouent un rôle important dans la toune et viennent souvent encadrer des dissonances ou des altérations du discours. L’harmonie est changeante, voire oscille entre plusieurs couleurs de manière indécise. La structure même de cette pièce est malléable, les phrases ne sont jamais jouée à l’identique, se voient raccourcies ou rallongées à chaque reprise.

Tout ceci conduit à brouiller les repères de l’auditeur malgré une mélodie plutôt simple. Ce caractère simple, fragile et instable sied à merveille aux personnages du film Cette musique ne joue pour personne.