Celestina - Aldo Romano

Image d’un mille-feuille
Un mille-feuille mélodique

(environ 1250 mots – 7 minutes de lecture)

Aldo Romano est actif dans la scène française de jazz depuis plus de 50 ans. En 2010 sort son album Origine dont les compositions originales sont arrangées par Lionel Belmondo, qui s’est alors précédemment illustré avec son travail avec l’ensemble Hymne au Soleil. On retrouve dans les arrangements d’Origine certaines caractéristiques de cet ensemble, notamment la présence d’instruments atypiques dans le jazz, tels que les cors (français et anglais) ou le basson.

La toune Celestina, issue de cet album présente un ton léger, proche d’une ritournelle.

Structure

Après une courte introduction de la rythmique, le thème principal est joué, d’abord aux flûtes auxquelles s’ajoutent au fur et à mesure d’autres instruments. S’ensuit une improvisation collective. Le thème est alors de nouveau exposé, dont la dernière phrase est répétée en guise de coda.

Écoute détaillée

Avertissement : une fois de plus, la densité des lignes mélodiques et les mélanges de timbres me rendent difficile les relevés. Il est donc probable qu’il y ait des erreurs sur les partitions présentées dans la suite.

Introduction (0:00)

Le morceau s’ouvre sur ce qui semble être un bruit de souffle dans une conque. Une tourne de guitare classique, contrebasse et percussions (congas et petites percussions) s’installe. Se superposent des sons d’embouchures évoquant des chants d’oiseaux, contribuant à poser une ambiance légère. Le son de la guitare classique jouant un rythme inspiré du partido-alto ainsi que la contrebasse anticipant les temps évoquent le style Bossa Nova.

Tourne de l’intro

Thème  (0:14)

Le thème, joué à la flûte est exposé sur cet accompagnement. Dès la première exposition il est harmonisé avec une flûte alto.

Première exposition du thème

Ce thème est extrêmement court puisqu’il ne dure que quatre mesures. Sa mélodie se caractérise par sa simplicité : elle est composée d’un motif descendant par mouvements conjoints joué en syncope sur une mesure, dont chaque note est répétée une fois. Ce motif est ensuite répété après transposition diatonique sur la mesure suivante.  Seule la fin diffère par l’introduction d’un triolet et une accélération de la descente, pour aboutir à une note tenue. On a ainsi un motif rythmiquement actif sur deux mesures, puis au repos sur deux mesures.

La simplicité de ce motif l’apparente à une ritournelle. Il sera d’ailleurs répété un grand nombre de fois dans la toune. Tout ceci concourt à donner au morceau un caractère naïf.

Le développement du thème réside dans la superposition de couches instrumentales suivant la même forme mélodique à différents degrés de dissonance. Entre les exposés de la ritournelle, des imitations de chants d’oiseaux ou des trilles d’instruments se font entendre. Tout d’abord une clarinette est ajoutée :

Empilement de trois voix

Là encore, la structure de la ritournelle est respectée : la mélodie descend par mouvements conjoints diatoniques. Une voix de hautbois s’empile au tour suivant :

Cette quatrième voix nous permet de définir les accords joués par les vents. Elle comporte quelques LA bémols, étrangers à la tonalité du morceau, apportant des dissonances. L’harmonisation à quatre voix fait apparaître une alternance entre un accord de SI diminué (à chaque apparition du LA bémol) et un accord de Do majeur proposé sous différentes formes. ( C6, C9maj7…)

À la reprise de la ritournelle, le hautbois change de ton :

Mélodie joué par le hautbois

Cette fois-ci, sa voix chante à un intervalle de septième majeure de la mélodie principale, ce qui détonne avec le caractère enfantin du thème. On peut songer à une boîte à musique qui se détraque. On note cependant que chaque résolution de phrase reste consonante.

Pont (1:00)

Le son de l’orchestre change avec l’entrée d’un cuivre (bugle), qui joue la mélodie.  La grille se fait plus active, avec l’apparition d’une progression harmonique. Le thème est également harmonisé en homorythmie avec les autres instruments à vent. Voici un relevé dans lequel il manque les voix intermédiaires.

Relevé du deuxième thème

L’harmonie s’active lors du pont. Les deux premiers accords sont diatoniques : on suit la gamme de DO majeur en montant. Les deux accords suivants sont étrangers à la tonalité. On note en outre que les trois derniers accords sont à structure constante : il ne faut vraisemblablement pas chercher du côté de l’harmonie tonale pour décrire l’harmonie du pont, qui tient sans doute plus dans la recherche de couleurs sonores. On remarque cependant que les notes de basse des accords appartiennent à une même gamme par ton et aboutissent à un accord de DO majeur, nous replongeant ainsi dans la tonalité de départ.

Le matériel mélodique est quant-à-lui consonant avec les accords. Les vents sont joués en block-chords, dont les voix extrêmes sont chantées par des cuivres. Il y a cependant une flûte qui apporte de la couleur dans le registre aigu.

Improvisation (1:20)

Le pont se résout sur la tonalité d’origine et débouche sur une improvisation collective. La contrebasse, les percussions et la guitare reproduisent la tourne d’introduction, (et du thème) tandis que les instruments à vent construisent un paysage sonore évoquant des chants d’oiseaux. Chacun laisse de l’espace dans son improvisation. Les mélodies sont composées de notes tenues et glissées ou vibrées, de motifs courts répétés à l’identique, ainsi que de trilles. Les sons sont parfois détimbrés. Cette improvisation collective court sur 18 mesures.

Retour du thème (2:10)

À l’issue de la partie improvisée la ritournelle est reprise, ainsi que le jeu de réponses bruitistes. D’abord les deux derniers exposés de la mélodie – du premier thème – sont reproduits à l’identique, puis le bugle interprète le thème initial alors que la flûte le joue transposé une tierce mineure au-dessus.

Relevé de la troisième phrase de la reprise de la ritournelle

On a donc (au moins) trois tonalités qui se superposent. Le dernier accord est cependant consonant. La ritournelle est reprise une dernière fois, la flûte étant transposée à la quinte.

Relevé du dernier exposé de la ritournelle

D’autres instruments participent à la masse sonore et à la couleur globale en jouant sur le même rythme, sans que je ne parvienne à distinguer clairement leurs lignes mélodiques. Ils me semblent harmoniser la mélodie du bugle dans sa tonalité d’origine.

Coda (2:56)

Les dernières notes sont répétées trois fois en guise de coda, sur un rythme plus lent.

Seul le rythme des instruments harmonisant dans les graves a été noté. L’accord final est très dense puisqu’il est composé d’un empilement de tierces faisant intervenir les sept notes de la gamme. À cette occasion, l’accord final prend une couleur lydienne avec l’introduction du RÉ dièse, ce qui permet d’éviter un intervalle de neuvième bémole entre la tierce et la quarte.

Conclusion

La proposition initiale de la toune Celestina est très simple : une mélodie descendante en syncope sur un accord unique. Le caractère enfantin suggéré par cette ritournelle est renforcé par l’usage d’instruments à vents pour imiter des chants d’oiseaux.

Contrastant avec le caractère naïf de la mélodie, la superposition de couches de plus en plus dissonantes permet de créer des tensions qui se résolvent à la fin de la mélodie, lorsque tous les instruments se rejoignent. D’autre part, en ajoutant ces couches au fur et à mesure, le morceau peut présenter une évolution temporelle malgré le minimalisme de son matériel musical de départ.

Le pont apporte des oppositions au thème à plusieurs titres. Tout d’abord le son de l’orchestre change avec l’apparition de cuivres. De plus, le matériel musical est traité en négatif : la grille devient active où un seul accord existait. Face à une mélodie naïve, nous avons une mélodie portée par des accords sans relation de tonalité. Enfin, les lignes mélodiques qui jouaient dans des tonalités différentes sont traitées à présent de manière consonante.

Il se dégage de la toune une impression de légèreté renforcée par les paysages sonores, notamment au cours de la partie improvisée. Les dissonances apportées tout au long du morceau atténuent ce sentiment de naïveté sans toutefois l’effacer complètement.